Exposition d’Angela Marzullo, FEMINIST ENERGY CRISIS
27.01 – 12.03.2017 Centre de la Photographie – Genève
texte publié dans Kunstbulletin 3/2017

Surmontés d’un tas de moules, le sexe et les jambes d’Angela Marzullo composent le premier plan de « FEMINIST ENERGY CRISIS » – photomontage réalisé pour l’exposition éponyme au Centre de la Photographie de Genève – tandis que la raffinerie de Cressier (proche de Neuchâtel) brille en arrière-plan. Avec cette première rétrospective d’envergure, l’artiste se demande non sans humour s’il y a encore de l’énergie dans les mouvements féministes.

Angela Marzullo développe depuis de nombreuses années une pratique artistique questionnant les théories féministes et procédant d’une réflexion critique sur la société. Utilisant aussi bien la performance que la vidéo, la photographie ou le photomontage, elle invente « Makita », alter égo au nom de perceuse japonaise, qu’elle utilise pour détourner les stéréotypes genrés. Peignant avec un pénis en tissu dans « MAKITA PULLS THE STRINGS » en 2006, incarnant une sorcière dans « MAKITA WITCH » en 2008, pissant telle une fontaine pour « MAKITA PISS OFF » en 2010, ou encore tirant au paintball sur des poupées gonflables dans « MAKITA SHOOTING » en 2013 ; le personnage permet à l’artiste de dépasser les frontières du politiquement correct. Déguisée en diable, lapin ou araignée, elle use et abuse des clichés dans une production viscérale, où les limites tant corporelles que visuelles sont mises à mal.

L’exposition au Centre de la Photographie de Genève réunit un ensemble de nouvelles productions ainsi qu’une sélection de pièces actualisées pour l’occasion. Situé à l’entrée, le manifeste pour les « révolutions féministes des artistes » expose le programme d’action et de pensée de l’artiste sur de grands lés de tapisseries aux motifs floraux. L’art y est défini en tant que terrain politique, dont les femmes doivent continuellement s’emparer afin de mettre à mal les normes éducatives et sociales régissant non seulement nos sociétés, mais également le monde de l’art. Signé Makita, le manifeste s’inspire largement des nombreuses lectures accumulées par l’artiste au fil du temps et rend hommage à celles qu’elle nomme « ses collègues et sœurs d’armes », qui forment un ensemble de références théoriques à partir desquelles émergent non seulement les formes plastiques de l’artiste – mais également de nouveaux assemblages linguistiques.

De l’importance des références

Non loin de là, une vingtaine de livres (romans, ouvrages théoriques, essais…) sont disposés autour de cinq termes clés dessinés par l’artiste. Le mot « clitoridea » (clitoridienne en italien) fait référence à la théorie développée par Freud en 1927 qui distingue deux types séparés d’orgasmes féminins (vaginal et clitoridien) et rassemble quatre ouvrages s’opposant à cette distinction simpliste. « Sexocide », contraction des termes « sexe » et « génocide » vient quant à lui de l’ouvrage « Le Sexocide des sorcières ». Écrit en 1999 par la militante féministe Françoise d’Eaubonne, ce livre revient sur la chasse aux sorcières pratiquée du XIVe au XVIe siècle par l’Europe chrétienne et dont la quasi totalité des victimes furent des femmes. Angela Marzullo y accole le très bel ouvrage de Silvia Federici, « Caliban et la Sorcière » qui propose une nouvelle approche de l’exploitation et de la domination imposées aux femmes lors de la transition entre féodalisme et capitalisme. De femmes paysannes, souvent combatives, vivant en lien avec la nature et disposant pour certaines d’un savoir médical ancestral (permettant notamment le contrôle de la natalité), elles deviennent des femmes encadrées par l’État, soumises à l’autorité paternelle puis maritale dans la société capitaliste. « Mother earth fucking », assemblage inventé par l’artiste, fait, quant à lui, référence à l’écoféminisme, mouvement militant et courant intellectuel, littéraire et politique apparu aux États-Unis dans les années 1970/80. Nourrie par les protestations anti-nucléaires, l’écoféminisme rapproche la domination de la planète par l’homme de la domination des femmes, actant d’une même action mortifère et militariste. « Multi colored regular tempos », deuxième assemblage, s’intéresse quant à lui aux différentes catégories sociales au sein même des mouvements féministes, en partant notamment d’ouvrages d’Angela Davis, militante et professeure de philosophie américaine, figure de proue des études et combats féministes aux États-Unis.

On l’aura compris, les références artistiques, littéraires mais également psychanalytiques, philosophiques ou politiques sont donc très importantes dans la pratique de l’artiste, non seulement en tant que moyen de contextualisation de son travail mais également afin d’établir une filiation. Dessinant un autre champ de références, « Posters pour chambre de petite fille en hommage à Angela, born 1971» est l’unique série de l’exposition n’étant pas du fait de l’artiste mais de Nicole Brenez, historienne de l’art et théoricienne du cinéma, avec laquelle Marzullo a collaboré. Rassemblant une dizaine de portraits de figures militantes issues du cinéma ou de la littérature, cette série fonctionne comme un hommage à la pratique de l’artiste (et inclut d’ailleurs son portrait en sorcière), déplaçant le système de références dans le champ du cinéma.

L’ennui de l’art féministe

Pendant vingt-huit jours – durée moyenne d’un cycle menstruel – l’artiste performe « MAKITA L’ORIGINE », consistant en un découpage journalier d’une forme de vagin dans le quotidien Le Monde. Se référant avec humour à « L’Origine du monde » peint par Gustave Courbet en 1866, les journaux découpés s’amoncellent au fur et à mesure à même le sol comme autant de traces de la performance.

Cette nouvelle pièce témoigne de l’intérêt actuel de l’artiste pour le détournement des images de presse et rappelle l’urgence de l’actualisation des luttes féministes dans les pratiques artistiques. Si les liens entre art et féminismes ont principalement marqué la fin des années 1960 et le début des années 1970, le nombre important de textes et d’ouvrages de références publiés ces dernières années, explorant les reconfigurations en cours des études de genre, suggère que ces interrogations et revendications sont plus que d’actualité. Envisagées en relation avec la classe sociale, la couleur de peau, l’apparence physique, la santé ou encore l’âge, les inégalités liées au genre ne sont plus seulement une affaire de différence physique entre hommes et femmes mais bien une approche multidimensionnelle des rapports sociaux. Dernier jeu de mots de l’artiste, « L’ennui de l’art feminist » fonctionne comme un mantra, rappelant que les combats féministes, dans l’art comme dans la société, sont loin d’être gagnés, et seront surement plus encore à défendre dans les années à venir. « L’ennui c’est d’avoir toujours à le rappeler »[1].

[1] Angela Marzullo, extrait d’une discussion avec l’artiste, janvier 2017