Texte paru à l’occasion de l’exposition “Le pastel est la couleur de la défaite”, Catalogue de recherche CCC, Genève, 2011
Relations croisées entre acteurs culturels et espaces urbains.

Il y a un an, à la suite de l’invitation du Fonds cantonal d’art contemporain (FCAC) à étudier une partie de sa collection en vue de réaliser une éventuelle exposition, nous avons eu l’opportunité de pouvoir consulter un ensemble de pièces réunies depuis une cinquantaine d’années.

Fondée en 1949 par un arrêté du Conseil d’État sous le nom de “Fonds cantonal de décoration”, l’institution avait pour fonction première d’intégrer des productions artistiques à l’espace public. Rebaptisée en 1987 “Fonds cantonal de décoration et d’art visuel”, puis en 2002 “Fonds cantonal d’art contemporain”, ses missions sont aujourd’hui d’enrichir le patrimoine artistique de l’État, de soutenir et promouvoir la création actuelle dans le domaine des arts visuels et de travailler à l’intégration de l’art dans l’espace public. Le budget du FCAC est alimenté par le prélèvement de 1% sur les crédits de construction et d’ouvrage de génie civil entrepris par l’État de Genève.

Ainsi, de par ses multiples soutiens aux manifestations culturelles et aux artistes, le FCAC participe à l’écriture de l’histoire culturelle à Genève. Quelle histoire une collection étatique peut-elle écrire? En quoi les pièces du Fonds sont-elles le reflet du temps dans lequel elles s’inscrivent ?

Telles étaient les questions que nous nous posions, au regard des profondes transformations qu’avait connu Genève ces dernières années, essentiellement liées au formidable essor puis à la quasi disparition des squats, et aux nouvelles formes de mobilisations d’une culture alternative aujourd’hui. En construisant depuis plus de vingt ans des situations alternatives aux institutions, les mouvements squats et coopératifs ont favorisé l’émergence d’espaces autogérés par les artistes et le développement de pratiques marquées par un engagement social, une réflexion sur les mutations de l’espace urbain et soucieuses de créer des espaces collectifs de diffusion et de partage.

Au cours de notre recherche, nous avons eu accès à la collection du FCAC essentiellement par le biais de diapositives, de titres et descriptifs des pièces contenues dans une base de données plutôt que par les originaux. Bien que réunissant une vaste collection, le fonds ne bénéficie pas d’un lieu d’exposition permanent. La plupart des pièces sont stockées dans deux entrepôts (l’un à la Jonction et l’autre au Ports Francs) et quelques unes sont prêtées à diverses institutions à travers la ville, offrant par ce biais une visibilité temporaire et relative.

Afin d’approcher les problématiques qui nous intéressent, nous nous sommes focalisés sur une dizaine d’artistes de la collection, qui ont été témoins ou participants des transformations de la culture alternative et du territoire urbain à Genève et dont les travaux eux-mêmes abordent d’une manière ou d’une autre ces questions.

N’ayant pas participé à cette période “squat”, il s’agissait pour nous d’interroger les auteurs des travaux sélectionnés, afin de comprendre l’évolution de cette culture par le biais de conversations, proposant par là des perspectives différentes. Une manière de comprendre le contexte et le processus de production des pièces et de travailler sur l’écriture de l’histoire, la construction de mythes et les distorsions de la mémoire.

Au travers d’une dizaine de conversations filmées, où nous posons à chacun les mêmes questions, interrogeant les artistes sur leurs contextes de production, leurs relations au territoire urbain et à la sphère publique ainsi que l’éventuelle influence des mouvements squats et alternatifs sur leurs pratiques. Enfin, nous avons aussi discutés de leur relation à la cité (de l’impact des plans d’urbanisation et de la gentrification sur leurs modes de vie) et du rôle d’une institution comme le FCAC dans ce contexte.

Reflétant le mode de présentation utilisé par le FCAC ainsi que le manque d’espaces de monstration à Genève, auquel nous avons été confrontés durant la recherche, nous avons pris le parti de ne pas montrer les pièces au sein de l’espace investi pour l’occasion et de privilégier un processus à une présentation classique.

Ce propos s’accompagne de deux cartes de la ville. La première est située au dos du dépliant de l’exposition. Elle inclue six carrés noirs localisant l’exposition quasi permanente des pièces du FCAC qui peuvent être vues par le public et une ligne en pointillés qui permet de cheminer à travers les différents lieux. La carte contient aussi une liste et la localisation de squats ou de lieux alternatifs à Genève, passé et présent. Elle met en évidence deux zones de redéveloppement urbain récentes : Le projet “Praille Acacias Vernet”, communément nommé PAV, qui constitue l’un des plus gros projet de requalification urbain au niveau européen (et dont les auteurs s’interrogent sur les modalités d’intégration des artistes et des lieux culturels) et le phénomène de gentrification de la Jonction (entre autre avec l’écoquartier qui doit se réaliser sur l’ancien site squatté d’Artamis).

Pendant la durée de la présentation publique du projet, un second plan mural de Genève fera appel à la mémoire des visiteurs, les invitant à contribuer en plaçant sur la carte leur propre histoire des lieux.

Enfin, au vu du rôle conséquent de la musique au sein de la scène artistique, nous avons invité la Cave 12, acteurs et activistes bien connus des milieux Genevois, pour une carte blanche lors de l’ouverture du projet.

Urbanisme et espaces culturels indépendants: hier et aujourd’hui.

Le séminaire de recherche développé en décembre 2009 par les étudiants du CCC explorait les problématiques de la culture squat à Genève. Des artistes, des associations, une journaliste, un sociologue et un agent immobilier ont été invité à prendre la parole.

En 1995, les squats ont atteint un pic record de 150 bâtiments occupés par quelques 2000 personnes pour des logements, des événements culturels, des bars, des restaurants et des ateliers. Aujourd’hui, ces lieux ont pratiquement tous disparus. Le séminaire se proposait d’aborder la problématique de la culture alternative par ce biais. Le sociologue Luca Pattaroni a notamment présenté les différentes motivations politiques des mouvements alternatifs. Les squatteurs ont très tôt affirmés la nécessité du pluralisme, de la communauté et de la créativité au sein de l’espace urbain, contestant la notion de planification fonctionnelle dominante. Un autre mouvement au sein des squatters a attiré l’attention sur l’idée Marxiste de « droit à la ville », dans l’espoir de s’éloigner de la notion de ville comme lieu de profit. À la suite de cette initiative de planification rationnelle des années 1970, la majorité des bâtiments squattés appartenaient à la Ville de Genève. Alors que le débat commençait sur la nécessité d’espaces culturels autonomes, Pattaroni explique que l’accent pour les squatteurs s’est vite déplacé sur la critique de la spéculation du marché du logement.

Dans le milieu des années 90, les politiciens les plus conservateurs au pouvoir ont entrepris des efforts de rénovation dans les zones urbaines précédemment défavorisées et où la classe moyenne voulait s’installer. Les soutiens publics et politiques aux squatteurs ont alors commencé à décliner, Genève devant non seulement faire face à ce phénomène de gentrification mais aussi à une pénurie de logements qui continue encore à ce jour.

A chaque projet de rénovation approuvé pour un immeuble squatté, l’éventuel “contrat de confiance” passé entre les squatters et les propriétaires privés ou la ville prend fin, forçant les occupants à quitter les lieux. Avec la perte d’espace au sein des bâtiments occupés, les acteurs culturels participant au séminaire du CCC ont décrit la difficulté de maintenir des espaces culturels autonomes ou des ateliers au sein de la ville de Genève sur un marché immobilier de plus en plus coûteux. De nombreux artistes et associations ont été obligés de négocier pour l’utilisation d’espaces avec l’État ou de demander des financements publics, notant que cela implique une autonomie réduite et une dépendance accrue aux institutions gouvernementales.

Lors de négociations pour l’incorporation des activités artistiques et culturelles au sein des plans d’urbanisation dans un centre ville essentiellement résidentiel, où les règlementations en matière de bruit et d’utilisation de territoires sont très strictes ; la difficulté est de concilier des priorités concurrentes dans ces projets de réaménagements, comme l’explique Pascale Lorenz, directrice du projet de réaménagement de la Praille Acacias Vernet. Toutefois, elle indique que les urbanistes sont conscients de la nécessité d’inclure des espaces permettant de développer une activité artistique.

Au cours de la préparation de ce projet, nombre d’associations ont appelé à manifester, exigeant que leurs besoins d’espace se reflètent dans les priorités d’aménagement de la ville. L’état, peut-être dans un effort de réponse, a désigné les locaux où se trouve notamment le Fonds cantonal d’art contemporain comme nouveau lieu pour des ateliers d’artistes, ce qui obligerait le FCAC à déménager au sein du PAV.

La collaboration accrue entre les acteurs culturels et la Ville de Genève met en évidence une interrogation commune relevée au sein de nombreux entretiens menés tout au long de ce projet: Qu’est-ce qu’une “culture alternative”? Luca Pattaroni explique que la notion de culture alternative est surtout liée à une critique de la façon d’utiliser l’espace et à une manière de définir des projets. Quelque chose devient “alternatif” par rapport à des priorités concurrentes pour l’utilisation de l’espace urbain. De même, Amy Wong, journaliste pour la radio WRS, fait observer que le terme de “culture alternative” implique une alternative à ce qui est communément admis comme la culture, ce qui suggère peut-être une rébellion contre la convention. Lorsque la convention se réfère à l’espace urbain, continue t-elle, on pourrait alors supposer que l’espace doit être fourni par d’autres moyens, et non par l’Etat. En tant que tel, elle fait observer que tout ce qui s’appelle “alternatif” sera toujours dans une situation précaire, en particulier à Genève avec une population qui se développe rapidement dans un espace urbain restreint.

Hannah Entwisle et Bénédicte le Pimpec

Avril 2011

Note : Le titre de cette recherche est tiré d’un graffiti protestant contre la disparition de la culture alternative à Genève. Il fait allusion au développement stéréotypé du phénomène de la gentrification dans les milieux urbains.


The tangled relationship between cultural actors and urban space

In early 2010 the Fonds cantonal d’art contemporain (FCAC) invited CCC master’s students to explore its collection with the idea of developing an exhibition. Since then, we have had the opportunity to research the collection, which the FCAC has gradually acquired over the past fifty years.

Founded in 1949 as the “Fonds cantonal de décoration” and renamed the “Fonds cantonal de décoration et d’art visuel” in 1987, the FCAC’s mission has evolved over time. It was originally dedicated to funding art in public parks, spaces, and buildings. However in 2002, the Fonds was renamed once again to the “Fonds cantonal d’art contemporain” with an expanded mission that now encompasses enhancing state support for the arts, promoting the production of new artistic work, and integrating art in public spaces. The FCAC’s funding is based upon 1% of the State of Geneva’s revenue from construction projects.

Given its many areas of support to cultural events and artists, the FCAC inevitably participates in the process of writing the cultural history of Geneva. What kind of history can a state-funded collection tell? How can the FCAC’s pieces best represent the histories of a particular time?

During our research, we primarily accessed the collection through slides, titles of the artwork, and brief, technical descriptions contained within an electronic database, as opposed to viewing the original pieces. While the FCAC has a growing collection of contemporary art, it maintains no permanent exhibition space. Instead, a few of the pieces are loaned for display in public institutions throughout the city, with the majority of the collection stored in two facilities, one in Jonction and a new location in Ports Francs.

Given the large number of pieces in the collection, we quickly developed selection criteria to capture themes within the artwork that interested us. Eventually we focused on the work of approximately ten artists who either witnessed or actively participated in the transformation of alternative culture and urban space in Geneva, and thus whose work cannot be understood outside of the context of these changes. For more than 20 years the squat and alternative movement supported the development of independent artistic spaces in Geneva’s urban center, promoting principles such as social engagement, reflection on the constantly evolving nature of urban space, and the desire for collective spaces that inspire exchange and cooperation. Since none of us had personally participated in the “squat” period, we attempted to capture different perspectives on the evolution of the alternative cultural scene by speaking directly with the selected artists from the FCAC collection.

In the end, we decided not to directly show the selected pieces in the project. This reflects both our own experience of researching the FCAC collection through photographic reproductions, as opposed to viewing the original pieces, and the lack of a permanent exhibition space in Geneva. By choosing dialogue over more traditional forms of presentation, the different issues at play in the research are instead presented through filmed conversations with the artists of the selected FCAC pieces.

Regardless of whether or not they had actively engaged in the movement themselves, giving a voice to the individual artists through interviews provides one way of understanding Geneva’s cultural history and the context surrounding the artwork. The interviews also explore themes related to the writing of history, the construction of myths, and distortions of memory. We posed the same questions to each of the selected artists, asking about the context surrounding the creation of their piece, their personal connection to Geneva’s urban space, and to what extent their work was influenced by the squat or alternative movement. We also asked the artists to reflect upon the impact of current urban planning initiatives on artistic production, and the potential role that institutions such as the FCAC could play within this context.

Two maps also help illustrate the dynamic between cultural actors and urban space. One of the maps is on the back of the exhibition leaflet. It includes six black squares indicating the location of a quasi-permanent exhibition of some of the FCAC pieces that can theoretically be viewed by the public. A red dotted line creates a path one can follow to visit the buildings where the pieces selected for this exhibition are either on display or in storage. The map also contains an incomplete list and geographical locations of squats or alternative cultural spaces in Geneva, both past and present. Finally, the map highlights two important urban redevelopment projects. One project is located in the neighborhoods of Praille, Acacias, and Vernets. Commonly referred to as the PAV, this re-zoning project is one of the largest in Europe. Another ecologically sustainable project is planned for the former squatted site of Artamis in Jonction. The first represents the challenge of how to incorporate the needs of artists and cultural venues within urban planning initiatives, while the second highlights the phenomenon of gentrification in Geneva.

During the public presentation of the project, a second larger map will be mounted on the wall in the exhibition space. Visitors will be invited to draw upon personal experience and memories, and contribute to mapping the history of alternative cultural spaces in Geneva by adding additional squatted buildings or cultural venues to the map.

Lastly, given the central role that music played within the alternative cultural scene in Geneva, we invited Cave 12, a prominent actor in the cultural scene for many years, to organize a concert as part of the exhibition’s opening.

Autonomous Cultural Spaces and Urban Planning: Past and Present

The project’s research builds upon a December 2009 student-led CCC workshop that explored squat culture in Geneva. Guest speakers included artists, artist associations, a journalist, a sociologist, and a real estate manager. Participants discussed why the number of squats in Geneva had fallen drastically from the peak of 150 buildings occupied by some 2,000 people for cultural venues, housing, bars, restaurants, and art studios in 1995. Sociologist Luca Pattaroni explained that early squatters asserted the need for pluralism, community and creativity in urban life, challenging the notion of functional planning dominant after WWII. Another movement within the squatters drew on Marx’s idea of the “right to the city” in an effort to move away from and challenge the concept of the city as a place for profit.

The first squatted building was occupied in 1971 as an autonomous cultural center, and launched a public debate about what is the conception of a good city. Notably, in the 1970s the majority of the vacant buildings belonged to the city as part of rationalized planning initiatives. However, while the debate begun with the need for autonomous cultural spaces, Pattaroni explained that the emphasis soon shifted to housing, with squatters critiquing speculation in the housing market. In the mid-1990s, more conservative politicians took office and initiated urban renewal efforts in previously poorer urban areas where people from the middle class increasingly wanted to live. Over the years, these changes were compounded by a growing population and housing crisis in the city. With each approved renovation project for a squatted building, the squatters’ “trust contract” with the city or building owners came to an end, forcing the inhabitants to leave.

With the loss of space within squatted buildings, cultural actors participating in the CCC squat workshop described the difficulty of maintaining autonomous cultural spaces and art studios within Geneva’s increasingly expensive real estate market. Many artists and cultural groups have been obliged to seek state funding or negotiate the use of state owned spaces, noting that this also implies decreased autonomy and increased dependence on government institutions.

Various artists and cultural actors illustrated this dilemma when negotiating for the inclusion of artistic and cultural activities within urban planning initiatives, particularly in Geneva’s predominantly residential city center where zoning bylaws strictly regulate noise and land use. In a meeting, Pascale Lorenz, a Geneva city planner, explained the challenge of balancing competing priorities in the massive mixed-use redevelopment project that spans Geneva’s Praille, Acacias, and Vernets (PAV) neighborhoods. However, she indicated that city planners are aware of the need to include mixed-use spaces that allow for artistic activity. While not the case for all artists who lost their studios in redevelopment projects, the city has identified and provided some new studios. For example in 2009, many of the artists forced to move from Artamis, the site of this current exhibition, were provided new studios by the City of Geneva in a new space called Vélodrome, located within the same neighborhood. Notably during the course of preparing this project, cultural groups in Geneva organized a series of protests and events demanding that their need for space be reflected in city planning priorities. Perhaps in one effort to respond, the state designated the FCAC building itself in Jonction as a new site for artist studios, forcing the FCAC to relocate its premises to the PAV.

The increased collaboration between cultural actors and the City of Geneva highlights a common discussion within many of the interviews conducted throughout the course of the project: What is “alternative culture”? Pattaroni argued that the concept of alternative culture is linked to a critique of how to use space and define projects, and thus something becomes “alternative” in relation to other competing priorities for the use of urban space. Likewise, journalist Amy Wong observed that alternative culture implies an alternative to what is commonly accepted as culture, and suggests rebellion towards convention. When the push against convention refers to urban space, she continued, one could then assume that the space must be provided by alternative means, not by the state. As such, she observed that anything termed “alternative” will always be in a precarious position, especially when the population in Geneva is growing so rapidly and space is tight.

Hannah Entwisle & Benedicte le Pimpec

April 2011

Note: The title of this research is borrowed from graffiti in Geneva protesting the disappearance of squats in the city. It alludes to a stereotypical phenomenon of gentrification in the urban space.