L’article « The Artist as Ethnographer » [1], rédigé en 1995 par Hal Foster, a relancé les débats sur les relations entre pratiques artistiques et ethnographie [2]. Dans les années 1980, l’ethnographie et l’anthropologie ont remis en cause leurs processus d’historicisation en interrogeant notamment la mise en forme des savoirs générés par le protocole d’enquête.

Ce que Foster reproche à certains artistes, c’est entre autres de ne pas prendre en considération le renouveau initié par ces disciplines, ayant pour effet de perpétuer une pensée de l’altérité d’un point de vue paternaliste. Mais il reconnaît également que nombre d’artistes se sont engagés dans la déconstruction du regard ethnocentrique en essayant de sortir des schémas de pensées occidentaux. En travaillant notamment à une critique du musée en tant qu’espace de projection idéologique, Fred Wilson ou Renée Green par exemple, ont modifié les représentations de l’altérité.

C’est à partir de ces problématiques qu’opère le « Museum für fremde und vertraute Kulturen » (MuKuL), traduit en anglais par « Museum for Familiar and Foreign Cultures». Imaginé par l’artiste Lisl Ponger, le MuKuL est un musée d’ethnographie fictif dont l’acronyme fait ironiquement référence au changement de nom massif des musées d’ethnographies à travers le monde ces dernières années [3]. Intitulée «The Vanishing Middle Class », la première exposition du MuKuL propose une vision « ethnographique » de la classe moyenne à la Secession à Vienne. Les relations qu’entretient cette classe avec la démocratie et le capitalisme sont examinées au fil des salles : « The Rise of the Western Middle Class », « The Middle Class in Peril », « From Playing by the Rules to Gaming the System », « Exhibits for Posterity » et « The Emerging Middle classes ».

De la scénographie aux cartels en passant par la boutique de souvenirs ou le graffiti sur le mur extérieur – que le MuKuL « n’a pas eu le temps d’effacer » – , le musée de Lisl Ponger ne laisse rien au hasard et se fait l’écho de la critique de l’« ethnographie salvatrice » [4]. En effet, le musée ethnographique du 19e siècle était pensé comme une véritable encyclopédie de cultures exotiques et avait pour ambition de documenter aussi précisément que possible la culture et les traditions des peuples indigènes voués à l’extinction, suite notamment à la colonisation.

Appliquant ici le principe à la classe moyenne, Ponger suggère que celle-ci serait en voie de disparition du fait de la précarisation et de la diminution du travail peu ou moyennement qualifié. Le schéma dressé par le MuKuL est sans appel ; si la mondialisation fait exploser une classe moyenne de travailleurs en Chine et en Russie, l’Occident voit en revanche cette catégorie de population décroître depuis une vingtaine d’années.

Masques de carnavals aux effigies de Reagan ou Thatcher, collection de parfums, de monnaies, de livres, jeux de Monopoly, tatouages et animaux représentatifs de cette classe sont rassemblés, catégorisés et exposés dans les vitrines du musée. La reconstitution de l’intérieur d’un café bien connu de Vienne, les deux dioramas et les photographies au mur offrent une vision du milieu « naturel » au sein duquel évolue cette classe et en exposent l’habitus.

Mais comment définir une seule et unique classe moyenne ? En se basant sur quels critères ? Les revenus, croyances ou niveaux d’études, habituellement utilisés comme moyens de définitions d’une classe ne sont pas pris en compte ici mais laissent la place aux rêves, modes de vies, comportements sociaux, protestations politiques et objets de consommation en tant que critères. Il est donc difficile de trouver dans cette exposition un portrait précis de ce que pourrait être une seule et unique classe moyenne. Les éléments économiques et politiques présents forment une histoire générale qui omet au passage le contexte spécifique d’apparition de groupes sociaux et les différences selon les populations. Alors pourrions-nous penser la mondialisation comme une nouvelle forme de colonisation, qui anéantirait toute forme de divergences culturelles, faisant disparaître l’idée d’ethnie au profit d’interconnexions et de références mondiales.

C’est justement en proposant une classe moyenne uniforme que Lisl Ponger joue avec le discours muséal et interchange la notion d’ethnie par celle de classe, même si celle-ci est également basée sur des stéréotypes. En reprenant les classifications établies par les musées ethnographiques, Ponger interroge le rôle des expositions dans la définition d’une catégorie de population. Endossant ici tous les rôles – collectionneur, enquêteur, commissaire de l’exposition, scénographe, conservateur et artiste – Lisl Ponger propose de renverser le rapport d’autorité au savoir. Le musée n’est plus un lieu d’apprentissage pour le visiteur mais un endroit de reconnaissance, où les objets exposés sont ceux que nous avons dans les poches, où les postures des statues miment notre propre comportement et où les lieux reconstitués sont ceux fréquentés par l’artiste à Vienne. La question serait donc de savoir si c’est une figure d’altérité qui se trouve au cœur de l’exposition ou le visiteur lui-même en tant qu’objet et sujet.

[1] Hal Foster, « The Artist as Ethnographer », in Return of the Real, MIT Press, Cambridge, 1995.

[2] Voir notamment à ce sujet « L’artiste en ethnographe », colloque organisé par la plateforme curatoriale le Peuple qui manque et Morad Montazami au musée du Quai Branly et au Centre Pompidou du 26 au 28 mai 2012 ainsi que le séminaire « Experimental ethnology » qui s’est tenu à la Tate Modern en 2008.

[3] Rebaptisés « musées du Monde » ou « musée des Cultures du Monde », ces établissements essayent de repenser les enjeux culturels, politiques et muséographiques en neutralisant le caractère apparemment péjoratif du terme même d’ethnographie. Voir également à ce sujet le musée d’ethnographie de Vienne, récemment rebaptisé « Weltmuseum ».

[4] Le terme d’ « ethnographie salvatrice » (salvage ethnography) est utilisé dans les années 1960 par les ethnologues en tant que critique des méthodes des ethnographes du 19e siècle.

Lisl Ponger
Exposition The Vanishing Middle Class
Du 13 février au 30 mars 2014
Secession, Vienne