Texte écrit à l’occasion de Tony and the Shape Junkies II, exposition personnelle d’Alan Bogana à Hard Hat, Genève, 2013

 

Théorisées en 1682 par le physicien allemand Ehrenfried Walther Von Tschirnhaus, les courbes caustiques sont des phénomènes physiques désignant l’ensemble des rayons réfléchis ou réfractés par une surface transparente. Observables quotidiennement à l’œil nu, notamment lorsque les rayons du soleil traversent l’eau d’une piscine ou un verre sur une table, elles sont étudiées en optique et mathématique depuis plus de trois cent ans et ont fait l’objet d’un regain d’intérêt depuis les années 1970 grâce à la théorie des catastrophes (1) de René Thom. Elles sont simulées de façon photoréaliste en images de synthèse depuis 1995.

Dans le cadre de Tony and the Shape Junkies II, Alan Bogana expose trois animations en images de synthèse issues de la recherche au long cours qu’il mène depuis 2011 et qui se focalise sur les techniques de simulations de caustiques via des logiciels de modélisation et d’animation 3D.

Ces « Case Studies » classent les différents aspects issus de ce projet et prennent toujours comme point de départ les propriétés de la matière translucide et son interaction avec la lumière. Les simulations qu’il génère lui permettent de manipuler, observer, contrôler et reproduire ces phénomènes à l’infini et de mettre en scène des expériences impossibles à obtenir dans la réalité. Les caustiques simulés constituent un outil d’expérimentation dans l’étude d’un phénomène physique et posent la question d’une réalité perçue à travers les traces de lumière réfractée.

Ainsi, les vidéos Case 03d p1 – Diamond Moutain Drift, Case 03d p2 – Diamond Mountain Emerge et Case 08 – Diamond Lens Bending visibles ici, produisent des cartographies fictives où les rayons lumineux, issus d’une montagne et d’une lentille repliée sur elle-même, sont calculés en fonction de l’indice de réfraction du diamant. Ces trois séquences s’inspirent de la découverte en 2004 d’une exoplanète, baptisée 55 Cancri e par une équipe d’astronomes franco-américains, qui serait formée en partie de diamant. Diffusées sur trois écrans plats, elles exploitent les spécificités de l’imagerie de synthèse issue de l’industrie du divertissement en créant des hybrides qui font étrangement écho à une tradition picturale.

Si les découvertes scientifiques sont parfois à la base du travail d’Alan Bogana, ça n’est jamais pour illustrer un fait, mais bien pour stimuler l’imaginaire et spéculer sur un monde inconnu dont la science fait pourtant état.

Les deux installations présentées en parallèle prolongent l’exploration des matières translucides via une science vernaculaire(2) avec laquelle Alan travaille depuis plusieurs années. Ainsi, pour la Slimothèque, il fabrique une grande quantité de slime, sorte de pâte gluante constituée d’alcool polyvinylique et de borax – popularisée par les films SOS Fantômes et Flubber. Cette expérience, souvent réalisée en classe de première année de chimie, est utilisée afin de comprendre ce qu’est un fluide non newtonien (c’est-à-dire un fluide dont la vitesse de déformation n’est pas proportionnelle à la force qu’on lui applique) et qui se comporte comme un solide autant que comme un liquide. Elle permet ici à Alan de jouer avec cette matière informe, difficilement reproductible par la simulation informatique, afin d’explorer concrètement les interactions entre lumière et matière. En partageant sa recherche en cours, il propose avec ironie au spectateur de consulter des échantillons de slime afin d’en faire lui-même l’expérience et met l’accent sur l’importance de bricoler ses propres stratégies de recherche en multipliant les approches.

La seconde installation, intitulée Nebenstimmen, est composée de cinq fragments d’un même bloc de plexiglas qui a été chargé électriquement par un accélérateur linéaire, propulsant l’électricité dans la matière jusqu’à ce que celle-ci s’échappe par un point de décharge, piégeant ainsi une forme d’éclair là où la matière a fondu. Les formes fractales, visibles dans ces fragments sont appelées figures de Lichtenberg, du nom du physicien allemand qui les a découvertes en 1777. Ces blocs sont généralement destinés à des musées d’histoire naturelle afin d’expliquer le phénomène. L’exemplaire présenté ici a subi une seconde attaque commandée par l’artiste, celui de l’impact d’une balle de fusil sur le point de décharge ayant pour but de tester l’interaction entre les deux procédés sur la matière.

Lors d’une conférence donnée à Munich en 2002, l’historien d’art Martin Kemp qualifie les êtres humains de shape junkies, avançant par là l’hypothèse qu’ils auraient en commun une addiction aux formes et plus spécifiquement à celles générées par la nature. L’obsession de l’artiste, autant que du scientifique, serait de vouloir les comprendre et surtout d’inventer tous les moyens de les reproduire.

Tony and the Shape Junkies II fait suite au premier volet d’exposition proposé par Alan Bogana à l’espace */Duplex/* à Genève en juin dernier qui explorait déjà les tensions entre la place de l’artiste et la recherche appliquée.

Bénédicte le Pimpec, septembre 2013

Texte écrit à l’occasion de l’exposition
Tony and the Shape Junkies II, d’Alan Bogana.
du 13 septembre au 7 octobre 2013
Hard Hat, 39, rue des Bains, Genève
Alan Bogana est né en 1979 à Faido (Tessin). Après des études à la HEAD Genève, il se spécialise en image de synthèse durant un an. Il participe à divers festivals vidéo en France et au Royaume-Uni depuis 2007 et est sélectionné aux Bourses Fédérales en 2010. En 2011, il participe à l’exposition Art en plein air à Môtiers, remporte une résidence de trois mois en Afrique du Sud et expose à la Blank Projects galerie à Cape Town. En 2012, il expose notamment à l’espace Kügler, à la Villa Dutoit, à LiveInYourHead et à Piano Nobile à Genève. Il achève une formation portant sur les méthodologies de recherche artistique à Bern en juin dernier et est lauréat d’une résidence à l’Institut Suisse à Rome pour l’année 2013-2014.
plus d’infos sur le travail d’Alan ici : www.alanbogana.net